par le Sakyong Mipham Rinpoché
Des gens viennent parfois me voir dans l’espoir que je prendrai une décision à leur place. Ce qui est bizarre, c’est qu’une fois que je leur ai donné un conseil, ils sont souvent incapables de décider s’ils doivent suivre mon avis ou non. Le problème n’est pas tant qu’ils ne savent pas quoi faire de leur vie. C’est plutôt qu’ils ne savent pas comment prendre une décision.
Prendre des décisions est difficile, pas tant du fait des options qui s’offrent à nous, mais parce que nous avons affaire à notre propre esprit. L’indécision nous brouille l’esprit. Cette agitation provient de nos pensées contradictoires. Nous ne savons pas trop quoi faire et nous sommes déboussolés. Quelle pensée suivre ? Quelle ligne de réflexion est la meilleure ? Il n’y a pas de motivation claire dans notre vie ou de système de référence pour trier les options.
Pour prendre une décision, il faut savoir ce qu’on cherche. La plupart d’entre nous recherche un bonheur de longue durée, mais on ne sait pas comment réaliser ce bonheur. On a l’impression que la vie défile si vite qu’on ne décide pas vraiment – on ne fait que réagir. On est constamment ballotté par les sensations à court terme de plaisir ou de souffrance.
Un des plus grands textes sur l’art de régner recommande que le roi ou la reine examine soigneusement chaque décision, en la fondant sur la manière dont elle pourra servir au bien des autres. C’est un raccourci vers la voie de la vertu. Dans la tradition tibétaine, la « vertu » n’implique pas de sous-entendu lourdement moralisateur ou religieux. C’est un processus de développement de la sagesse qui permet de voir clairement le fonctionnement du monde, et de la compassion qui permet de garder toujours présent à l’esprit le bien des autres.
La voie de la vertu n’est pas un ensemble de convenances dénuées de sens. Le Bouddha n’a pas atteint l’éveil par la politesse. Il a compris le fonctionnement de la vie et il a respecté les principes directeurs de l’univers. Il a appris comment se servir de la loi du karma au profit de chacun, en s’engageant dans la pratique de la vertu.
Le mot karma signifie « action ». Chaque décision que nous prenons crée une action et chaque action engendre une réaction. Quoi qu’on décide de faire, cela produira un certain effet. Le résultat est parfois évident et immédiat – on renverse un verre d’eau et le parquet est mouillé. D’autres effets peuvent prendre plus longtemps – on fait des commérages et plus tard, des gens font des commérages sur nous. Quant à d’autres actions, on ne sait pas clairement quand les résultats se produiront.
Le karma fonctionne de deux manières fondamentales. Si on agit de façon vertueuse, l’effet en est le bonheur. Si on agit de façon non vertueuse, il en résulte de la souffrance. Si on se présente à la banque cosmique et qu’on donne quelques non-vertus au caissier, ce qu’il nous rendra sera basé sur la monnaie de la souffrance. Si on est obsédé par soi-même et en colère, la monnaie c’est la souffrance. Si on donne au caissier de la vertu, ce que l’on reçoit en retour est en devises de bonheur. Le bonheur que nous recevons en échange de la vertu peut se produire sur le champ ou dans l’avenir.
Lorsqu’on prend une décision sans avoir une motivation claire, on s’embrouille. On ne sait pas quel genre de karma on est en train de créer. La contemplation nous apprend, grâce à l’expérience et à la technique, comment ne pas être balayé hors de la voie de la vertu. C’est un moyen d’aiguiser notre capacité à réfléchir sur nous-mêmes. Examiner nos options en nous posant la question : « Comment cela va-t-il servir au bien des autres ? » élargit notre perspective et nous fournit un baromètre pour discerner ce que nous devons cultiver et ce que nous devons rejeter. Au Tibet, on appelle cette capacité de discernement payu.
Payu est le commencement de la sagesse. C’est un moment où on réfléchit aux résultats de nos actions avant de les accomplir. « Cette action me conduira-t-elle dans la direction où je veux aller ? » Ce moment est le premier pas dans la prise en charge de sa vie. Avec payu, on devient semblable au tigre qui se déplace à travers l’herbe, avec confiance, discipline et prudence. Dans la manière dont le tigre pose ses pattes, il y a un élément de respect. Que respecte le tigre ? La loi du karma.
Avec payu, on commence à développer la prajñā, qui signifie littéralement en sanskrit « la meilleure connaissance ». Quelle est la meilleure chose à connaître ? En fin de compte, la meilleure chose à connaître, c’est le fonctionnement de la réalité. Sachant que la vie fonctionne selon les principes de cause et d’effet, on ne peut s’offrir le luxe d’être désinvolte. On ne peut pas s’engager aveuglément dans une activité négative, en espérant que cela finisse bien. Il faut savoir comment court-circuiter ce processus pour faire ce qui est juste.
Nous savons parfois ce qu’il faut faire, mais il nous manque la force de le faire. Le point de vue mesquin du « moi » nous retient. Qu’est-ce qui nous conduit au-delà de l’ignorance, de l’égocentrisme et de la colère ? Payu nous révèle ce qu’il faut cultiver et ce qu’il faut rejeter. Quand nous voyons ce qu’il y a de mieux à faire, cela ouvre notre perspective et nous laissons tomber nos mesquineries. Nous pouvons faire un choix clair. Ayant pris notre décision, nous allons de l’avant, libre de doute.
Le texte sur l’art de régner nous dit de nous asseoir avec nos options et de les contempler – la certitude commencera alors à surgir. Une fois la décision prise, tenez-vous-y ; ne regardez pas en arrière. Changer une décision déjà prise, c’est instaurer une mauvaise habitude. Cela conforte le processus de prise de décision comme une expression d’égarement et d’ignorance, plutôt que de sagesse et de liberté. Le manque de certitude épaissit alors notre conscience et prendre des décisions devient encore plus difficile.
Nos décisions ont un pouvoir karmique. Grâce à payu et à prajñā, on peut apprendre de ses erreurs. On s’aperçoit que lorsqu’on prend des décisions fondées sur l’excitation ou le désir, ça ne marche pas très bien. Quand on décide de résoudre ses problèmes en cédant à la colère ou à l’avidité, on est piégé par ces actes. Notre décision a comme résultat de déclencher une dispute continuelle ou de créer un attachement paralysant. D’un autre côté, lorsqu’on prend des décisions en pensant aux autres, on cultive la compassion, la patience, la générosité ou le pardon. Il en résulte la paix et l’harmonie.
Plus nous pratiquons la prise de décision selon ces principes méditatifs, plus nous comprenons comment ils nous font avancer. Nous nous apercevons que décider d’élargir notre esprit, placer les autres avant nous-mêmes et nous engager dans la vie avec compassion et sagesse est une manière de vivre puissante. Suivre la voie de la vertu engendre notre bonheur aussi bien que celui des autres.
J’ai eu l’occasion d’entendre Sa Sainteté Penor Rinpoché, un des grands maîtres de méditation de notre époque, recommander à ses moines et à ses nonnes l’importance d’avoir de grands projets. Si nous ne voyons pas grand dans la façon d’aider les autres, nous ne serons pas capables d’accomplir grand-chose. Même si nous ne sommes pas en mesure d’accomplir ce que nous avons décidé, si nous pensons aux autres au lieu de penser à nous-mêmes, nous aurons cultivé nos qualités éveillées en prenant cette décision.
Quelqu’un qui a décidé de faire passer les autres avant soi-même est en train de devenir un bouddha, ce qui veut dire « éveillé ». Nous sommes en train de nous éveiller à ce que nous pourrions faire de mieux de notre vie – utiliser la compassion et la sagesse comme moyens d’avancer sur la voie de la vertu. Une fois qu’on est ainsi en harmonie avec la vie, prendre des décisions n’est pas si difficile. Notre souci est désormais d’exprimer ce dont nous sommes sûrs, à savoir que nous pouvons accomplir notre propre bonheur, en choisissant des activités qui apporteront le bonheur aux autres.
Make Your Decisions for Others
© Le Sakyong Mipham Rinpoché
Shambhala Sun, juillet 2004
© Traduction : Les Traductions Mañjushrī, France, juillet 2004