Pas de véritables gagnants

par le Sakyong Mipham Rinpoché

J’ai toujours aimé le sport – l’équitation, le golf, la course à pied. Un jour j’ai demandé à mon père, Chögyam Trungpa Rinpoché, ce qu’il pensait du football, puisque ce sport n’existait pas au Tibet. Il m’a répondu : « Cela fait un siècle qu’ils gagnent et perdent le même match. » J’ai été frappé par son sens de l’humour, et encore bien plus par la vérité subtile sous-jacente. Pendant le siècle passé, des matchs ont été gagnés et d’autres perdus. Les joueurs ont peut-être gagné en endurance, en discipline et en esprit d’équipe, mais en fin de compte, ils n’ont fait aucun réel progrès, car ils ont toujours joué dans le but de gagner.

 

Dans le samsara – le cycle sans fin de la souffrance – nous gagnons et perdons continuellement le même match, tout en espérant progresser d’une façon ou d’une autre. Nous passons une partie de notre vie à essayer de faire tenir toutes les choses debout, et l’autre partie à les regarder s’écrouler. Nous n’arrivons pas à comprendre que si nous essayons de gagner quelque chose, nous ferions mieux de nous préparer à le perdre. Dès que nous avons du temps – « J’ai toute une heure devant moi » – nous sommes en train de le perdre. Nous nous donnons beaucoup de mal pour établir une relation, et voilà qu’elle se défait. Nous nous réunissons pour faire la fête, et c’est déjà fini. Nous achetons une voiture neuve, et voilà que le pare-choc est embouti.

 

Tout ce que nous gagnons sera perdu. Bien que ce soit aussi vrai que le ciel est bleu, nous nous efforçons de contenter notre « moi » en essayant de rendre notre gain permanent. Nous pensons : « Si seulement untel ou unetelle m’aimait, ce serait le bonheur pour moi », « Si seulement les choses changeaient, ce serait le bonheur pour moi », « Si seulement les choses restaient telles qu’elles sont, ce serait le bonheur pour toujours » ; et cela n’amène que du chagrin. Ce genre d’attente implique énormément d’espoir et de peur, et tout cela n’est fondé que sur le déni d’une vérité toute simple : tout le plaisir que le monde peut procurer finit par se transformer en douleur. Et essayer de s’accrocher au plaisir ne fait que causer davantage de douleur.

 

Pourquoi faire tant d’effort pour gagner quelque chose, alors qu’au bout du compte nous allons le perdre ? Se complaire au jeu du gain et de la perte est comparable à une amnésie provoquée. Nous trouvons toujours quelque chose de nouveau à gagner, ce qui nous fait oublier la dernière chose que nous venons de perdre, il y a à peine quelques secondes. C’est en fabriquant cette chaîne de désir que nous nous enfermons dans le samsara. Et à la différence de tout ce que nous possédons, ce schéma habituel peut se perpétuer d’une vie à l’autre. La contemplation nous permet de prendre du recul et d’observer ce schéma d’un point de vue plus profond, d’être moins fasciné par lui. Nous sommes alors moins enclins à nous consacrer avec ferveur à gagner quelque chose.

 

Le Bouddha a dit que notre existence est marquée par l’impermanence, l’absence d’un soi, et la souffrance. Si nous faisons de cette connaissance intuitive l’objet de contemplation de notre méditation du matin, nous laissons la vérité de l’existence pénétrer notre être. Nous intégrons dans notre propre expérience cette vérité : tout ce que nous amassons, nous le perdrons. Même ce corps va se dissoudre. Contempler le fait de gagner et de perdre ne signifie pas que nous pouvons échapper à cette réalité, mais cela nous aide à arrêter de cultiver l’illusion que le gain matériel peut procurer un bonheur permanent. C’est de cette manière que, par rapport au fait de gagner et de perdre, nous mettons notre esprit en harmonie avec la vérité. Nous réalisons que gagner et perdre n’est qu’une illusion – illusion que nous avons laissé régner sur notre vie. Dès l’instant où nous ne serons plus déconcertés, surpris ou insultés par cette illusion, nous n’éprouverons plus les hauts et les bas qui l’accompagnent.

 

Nous perdons souvent notre perspective, en matière de gain et de perte, car le monde moderne est très fortement axé sur la compétition. Cette attitude nous met en situation de constante friction avec notre environnement. Nous jouons au jeu de « Et moi, alors ? » : « Si j’y gagne, je serai heureux. Si j’y perds, je serai malheureux. » Ce genre de friction nous use tout simplement jusqu’à la corde. La compétition ne nous permet pas de réaliser nos désirs. Nous ne faisons que galérer un peu plus en essayant de gagner quelque chose aux dépens de quelqu’un d’autre. Cela nous rend agressifs, incapables de détendre notre propre esprit. Nous devenons accessibles à la colère, ce qui réduit à néant toute vertu que nous aurions pu accumuler.

 

Essayer de manipuler l’environnement en mettant en avant nos intérêts personnels et en espérant l’échec des autres est déplaisant et illusoire. Nous valons ce que nous valons, et rabaisser quelqu’un d’autre ne nous rend en aucune façon meilleurs. La compétition est par nature instable. Même quand nous avons gagné, nous n’avons pas vraiment gagné. Nous devons toujours refaire nos preuves. Si nous voulons progresser sur une voie spirituelle, nous ne pouvons pas fonder notre valeur sur un succès ou un échec dans une seule épreuve.

 

Lorsque nous sommes en compétition, nous aiguisons nos facultés d’agression. En nous abstenant d’entretenir un état d’esprit compétitif, nous prenons confiance dans notre valeur d’être humain, un être capable de cultiver la sagesse et la compassion. Ce potentiel-là ne peut être ni gagné ni perdu. En le développant, nous pouvons donner de l’espace à notre vie et la mener agréablement. Nous ne nous rongeons pas les sangs à propos de ce que les autres font ou ne font pas. Nous apprécions les autres. Lorsqu’ils nous dépassent, nous ne nous sentons pas rabaissés, mais nous y voyons l’occasion de nous détendre dans la possibilité démesurée de ne pas s’attacher au fait de gagner ou de perdre.

 

Gain et perte sont des préoccupations dénuées de sens, dont nous nous servons pour entretenir l’illusion d’un soi permanent. Nous avons été obnubilés ainsi pendant de nombreuses vies, gagnant et perdant encore et toujours la même partie. L’intérêt de contempler ce jeu du gain et de la perte, c’est d’arrêter de dilapider notre temps. Cette vie est précieuse, notre temps est précieux et notre esprit est précieux. La véritable victoire, c’est de ne pas nous laisser prendre dans l’illusion de la permanence. Elle consiste à ne pas nous laisser harponner par les émotions négatives. Elle se produit lorsque nous nous libérons de l’illusion du « moi ». C’est pourquoi le Bouddha est appelé « le victorieux » – il a vaincu l’ignorance, le désir et l’obsession de soi. Contrairement à nous, le Bouddha ne voit pas le caractère onirique de l’existence après-coup. Il le voit dans l’instant. Le Bouddha voit le présent – tout comme le passé et le futur – comme un rêve, comme une illusion.

 

Prajña – « la connaissance la meilleure » – nous dit qu’aussi longtemps que nous croirons que l’agression et la compétition peuvent nous faire réellement gagner quelque chose, nous resterons dans le jeu du samsara. Si nous perçons à jour notre propre ignorance, nous n’agirons plus par attachement au gain et à la perte, dans leur sens conventionnel. Nous n’aurons plus besoin de faire nos preuves à chaque nouvelle saison. Nous pouvons être plus malins que le cycle de la souffrance en investissant notre énergie dans la cause du bonheur durable, qui consiste à lâcher notre prise sur le « moi ».

 

D’anciens textes sur la méditation nous disent qu’après avoir fait connaissance avec la vérité de l’impermanence, nous devrions pratiquer comme si nos cheveux étaient en flammes. Que pratiquons-nous ? Nous pratiquons la méditation, la générosité, la patience, l’humour et l’art d’aider les autres. Lorsque nous comprenons réellement l’impermanence, nous vivons notre vie en appréciant notre bonne fortune, comme si c’était notre dernier jour sur terre. Nous nous réveillons le matin, excités à l’idée de pouvoir utiliser chaque instant de notre vie d’une manière qui nous mène à la sagesse. En faisant cela, notre cœur devient spontanément et naturellement léger. Nous ne sommes pas pris au piège du jeu du mal et du bien. Nous avons ce que les Tibétains appellent tropa – la joie. Tout ce qui reste à faire, c’est d’être totalement démesuré et sauter le pas en aidant les autres. Voilà comment on est véritablement victorieux.

 

 

 

 

No Real Winners, Shambhala Sun, juillet 2005

© Sakyong Mipham Rinpoché

© Traduction : Les Traductions Mañjushrĩ, France, mai 2006